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« Un urbanisme des rez-de-ville peut rendre la ville à nouveau passante, poreuse et profonde »

Publié le 30 juin 2023

Au moment où la ville existante cherche son urbanisme et le modèle économique de sa transformation, David Mangin et Soraya Boudjenane livrent 450 pages très illustrées, sur la question des « rez-de-ville », que les auteurs présentent comme « la dimension cachée du projet urbain », à traiter de façon spécifique, en cassant une série d’idées reçues. Notamment, estiment-ils, il faut passer de la notion de « périmètre », transmise par les urbanistes américains, à celle des « itinéraires », en catégorisant les rues, plus ou moins actives ou résidentielles, ce qui ouvre davantage de perspectives que les approches isochroniques en cercles. L’approche permet de guider un travail opérationnel fin sur les parcelles et les îlots au gré des opportunités, en jouant sur les trois dimensions de l’itinéraire urbain, « celle du « passant, celle de la porosité et celle de la profondeur » – notamment en déclinant le modèle urbain oublié de la cour. Un bréviaire décline les douze « nouvelles règles du jeu » de cette nouvelle dimension du projet urbain.

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Article proposé par Cadre de Ville, dans le cadre d’un partenariat éditorial avec la FedEpl.

Il faut voir la ville autrement. Et d’abord regarder la ville telle qu’elle est avant de projeter la ville telle qu’on voudrait qu’elle soit. « Après les approches tracé-voirie-découpage, en intégrant tous les acquis du projet urbain depuis quarante ans, nous proposons de rajouter, ou de simplifier, une dimension supplémentaire qui permet de saisir toute la complexité de la ville, et sa réalité telle qu’elle est. » Cela suppose de « s’approprier les outils que nous proposons pour aller vers une autre façon de faire ». Le livre, fruit de plusieurs années d’étude, d’enquêtes, de relevés, de rencontres et de réflexions collectives, est de fait assez ambitieux. « L’urbaniste peut participer à l’invention d’une autre représentation de la ville, à l’échelle pertinente qui est celle du maire », résume David Mangin.

Les nombreux « angles morts du projet urbain et territorial », passés en revue dans un premier chapitre, incitent à agir d’urgence. Le livre s’ouvre sur un quadruple constat : celui d’un paysage urbain de nos centres et périphéries marqués par la voiture, par l’hypersécurisation, par l’imperméabilité, et par la vacance commerciale. En s’attaquant alors au fonctionnement de nos milieux habités dans leur horizontalité au niveau du sol, David Mangin et Soraya Boudjenane bousculent des idées reçues, une pensée souvent binaire, pour éclairer ces « angles morts du projet urbain » à partir d’une nouvelle approche en douze points, échafaudée à partir d’enquêtes de terrain, faites d’observations du fonctionnement formel autant qu’informel des villes, de croquis, et, partant, d’une approche itinérante de la ville.

Un « devoir d’invention » et douze « nouvelles règles du jeu »

Le « devoir d’invention » pour un urbanisme des rez-de-ville propose de « construire des itinéraires », de « construire de catégories de rez-de-ville », et publie des « cartes et figures du rez-de-ville ». L’avant-dernier chapitre, avant celui consacré à un « droit au rez-de-ville », asse en revue « de nouvelles règles du jeu » en douze points :
1. Révéler et conforter des itinéraires
2. Distinguer les voies actives et résidentielles
3. Dimensionner les îlots
4. Conjuguer les 3P : passant, poreux, profond
5. Négocier l’interface privé/public
6. Définir les sols
7. Intégrer la logistique urbaine
8. Pour des cours et des patios
9. Habiter les pilotis
10. Construire l’architecture du rez-de-ville
11. Valoriser les rez-de-ville
12. Réguler les trois C : collectif, copropriété, commun
« Les rez-de-ville la dimension cachée du projet urbain » aborde ainsi un impensé, un sujet souvent réduit à l’occupation des rez-de-chaussée. Quand l’occupation de l’espace public rencontre la façade des voies, que se passe-t-il ? quelle vie dans ces zones de contact ? quelles porosités ? quelle profondeur ?

A la lecture du dernier opus de David Mangin, architecte et urbaniste, professeur émérite à l’Ecole d’architecture de la ville et des territoires, accompagné cette fois de Soraya Boudjenane, architecte, diplômée de l’Ecole Boulle, chef de projet à l’agence Seura, on pense bien sûr notamment au travail mené par Nicolas Soulier sur les « frontages », auquel se réfèrent les auteurs. Mais ici, l’approche s’intéresse également au péri-urbain, résidentiel ou commercial, celui des grande infrastructures automobiles. La leçon tirée de l’analyse de terrain est aussi bien déclinée en zone urbaine centrale que dans la périphérie.

David Mangin continue ainsi, après « La Ville franchisée », après « Paris/Babel », d’apporter des outils conceptuels pour guider une approche opérationnelle des mutations possibles du commerce et de son écosystème, en allant bien au-delà de cette seule question, qui emporte ici dans une approche large, celle de l’habitant, toutes les fonctions urbaines.

Qu’entendez-vous par l’expression « rez-de-ville » ? Vous dites qu’il ne s’agit pas de la question de l’occupation des rez-de-chaussée…

On entend beaucoup parler d’une crise des rez-de-chaussée, et, en général, cela renvoie à la question de la vacance commerciale. On se dit que, quand on aura occupé les rez-de-chaussée, on aura trouvé la solution aux problèmes que nous constatons tous un peu partout. En fait, cette approche révèle qu’on reste sur une dimension proprement commerciale des rues, attachée à la rue médiévale, pour faire court.

Et là, les élus, les aménageurs, les techniciens pensent qu’en faisant venir des commerces, et, comme on n’y arrive pas avec les commerces, on essaye avec l’urbanisme tactique et les occupations associatives, ainsi on pourra résoudre ce problème d’ambiance générale que l’on peut ressentir au niveau du sol.

Certes, les villes denses fonctionnent à peu près du point de vue commercial. Il y a suffisamment de demande et d’offre pour amener de l’activité. Mais, dès que l’on sort de là, on se retrouve dans un paysage que nous caractérisons comme un paysage fait pour l’automobile, Et c’est bien plus que cela. Ce sont des surfaces de circulation, des échangeurs, des systèmes de stationnement, des services, des parkings enterrés ou non…

Vous dites que ces infrastructures ont été le moteur de la création d’un paysage et de modes de vie ?
Oui, d’une certaine manière, le livre sur « les Rez-de-ville » se situe dans la continuité de « la Ville franchisée ». Ce dernier ouvrage est sorti en 2004, et, vingt ans plus tard, et le constat n’a pas beaucoup vieilli, ça a plutôt empiré… Aujourd’hui, nous nous demandons comment, en zoomant et en dézoomant, on peut améliorer les choses.

Vous dites, et c’est original, que la question du rez-de-ville se pose y compris dans ces paysages de surfaces asphaltées ?
Oui, dans les aires commerciales par exemple. Pour se dégager d’une vision historiciste de la rue médiévale, il faut regarder beaucoup d’autres façons d’être urbain, dans les villes formelles/informelles, dans les centres mais aussi dans les périphéries. C’est ce que nous avons fait, sans prétendre évidemment être un atlas des rez-de-ville, dans une première partie baptisée « Devoir d’inventaire », pour montrer la diversité des façons d’occuper le sol, dans une vision plus large que celle du rez-de-chaussée, pour donner ce que nous appelons « de la profondeur à la ville ». Cette dimension est aujourd’hui une des grandes impasses du projet urbain, ou plutôt de l’architecture urbaine, qui met dans la façade son impuissance à fabriquer de la profondeur : des cours, des jardins, des tissus.

Nous sommes partis d’une insatisfaction, et d’un constat professionnel de la difficulté, y compris nous-mêmes à la Seura, à trouver des solutions satisfaisantes à cette question du sol et de son occupation. Nous avons donc commencé par explorer, par faire des enquêtes, faire des focus sur un certain nombre de cas dans le monde.
Au départ, nous sommes partis assez classiquement à regarder ce qui se passe entre les rues et le pied des immeubles – ce que Nicolas Soulier appelle les frontages, dans son livre Reconquérir les rues. Il nous fallait un protocole, pour faire travailler sur la phase enquête des écoles d’architectes et urbanistes très différentes, et nous avons choisi de nous inspirer de celui-là.

« Nous avons fabriqué des outils qui sont appropriables par des aménageurs, des étudiants, des professionnels s’ils veulent faire autre chose que des gabarits sur les rues en menant des discussions stylistiques »
La deuxième partie du livre, baptisée « Devoir d’invention » est venue ainsi, en marchant au sens propre, en poussant les portes selon l’enseignement de Philippe Panerai. Nous sommes alors entrés dans une perspective tout-à-fait nouvelle, de construire des méthodes pour penser, pour représenter, pour projeter, les rez-de-ville. Nous en sommes là. Nous avons fabriqué des outils qui sont appropriables par des aménageurs, des étudiants, des professionnels s’ils veulent faire autre chose que des gabarits sur les rues en menant des discussions stylistiques.

Cette partie se veut plutôt celle des préconisations. En quoi consiste-t-elle, Soraya, vous qui y avez plus particulièrement travaillé ?
S. B. – Nous avons tout fait ensemble avec David. Ici, nous avons tiré de nombreuses conclusions des enquêtes effectuées, qui nous ont fait réaliser qu’il fallait aller plus loin que le constat. D’autant que dans les documents d’urbanisme ou les prescriptions architecturales, cette dimension était absente, au-delà de la seule question des rez-de-chaussée. Nous avons analysé les pratiques de la fabrique de la Ville, et nous avons tiré de ses manques une douzaine de points de méthode, portant sur cette question du sol. D’abord, pour présenter comment fabriquer des rues, en partant des inventaires réalisés, notamment en ciblant les itinéraires du quotidien.

Les itinéraires du quotidien nous renvoient à votre méthode : vous proposez de distinguer des catégories de rues en fonction d’usages différents. Toutes les rues ne peuvent être des rues actives avec commerces ? certaines ont des vocations résidentielles ?
D.M. – Les douze points du Devoir d’invention sont classés en trois thèmes, qui remettent en cause des idées reçues. Le premier préconise de penser la ville par itinéraires et non par cercles d’accessibilité. Cette conception par cercles, est plus que de l’idéologie, c’est une technique trop répandue. Cela devient de l’idéologie quand ça devient « la ville du quart d’heure », qui marche bien comme slogan, mais ne correspond pas à la réalité des villes. La réalité des villes, ce sont des itinéraires, certains plus confortables, moins confortables, du quotidien, pas du quotidien.

« Nous préconisons une première rupture avec les habitudes : penser la ville par itinéraires et non par cercles d’accessibilité, ce qui ne correspond pas à la réalité des villes. La réalité des villes, ce sont des itinéraires, plus ou moins confortables, du quotidien, pas du quotidien… »

Là est la première rupture que nous préconisons, avec une conception erronée. On voir bien les effets pervers de la notion de « cercle d’accessibilité » autour des gares du Grand Paris : le marché s’y concentre artificiellement, et fait jouer la spéculation. Ce ne serait pas le cas si on pensait par itinéraires, à partir ou pas des gares, mais à partir des pratiques, dans des rues n’ayant pas toutes le même statut.
Cette notion erronée de cercles d’accessibilité est inspiré de la doctrine américaine des années 90 des « Transit Oriented Districts », dont le slogan de « ville du quart d’heure » découle. C’est le « nouvel urbanisme » inventé par les Américains, alors qu’ils n’ont pas de transports en commun, ou si peu. Pour les inciter, ils ont conçu un urbanisme de TOD, très présent encore en Asie, qui dépend toujours de la gare. Mais dans un village, ce n’est plus par rapport à la gare qu’on pense l’urbanisme. La centralité c’est l’arrêt de bus, le carrefour, la barrette de commerces au milieu du pavillonnaire, ce qui n’a l’air de rien, mais est connu de tout le monde localement, et permet de définir l’allée du chemin des écoliers…

Pourtant la ville du quart d’heure c’est la ville des itinéraires ?
Non, c’est un cercle abstrait. C’est la ville du Covid, d’une conception isochrone de la vie. Si on prend, comme point de départ du travail urbain, les emplacements des écoles, des commerces, de proximité, les stations de transport, les domiciles des gens, croisés avec une analyse de la qualité ou de la non qualité des déplacements, marchables ou cyclables. On sort de l’idée d’un périmètre isochrone.
Sur certaines voies très confortables, des gens marchent trente minutes le matin, sans s’apercevoir de la distance, et leur médecin est content, ils auront fait une heure de marche dans la journée, tout en passant devant la blanchisserie, puis devant la boulangerie, etc. Nous expliquons cette approche assez longuement dans le livre. Il faut pour cela que la voie soit confortable et praticable. Là on commence à concurrencer l’automobile. En pensant par itinéraires.

Quelle est la deuxième idée reçue que bouscule votre travail ?
Le deuxième point de notre « devoir d’invention », qui combat aussi une idée reçue, c’est que toutes les voies ne peuvent pas être des « rues commerçantes ». Cette idée est aussi totalement fausse, tout comme celle d’un fonctionnement urbain par périmètres. Dans un contexte de densité moyenne ou faible, marqué par l’attractivité de la grande distribution, les neuf dixièmes des voies – au moins – sont d’abord à vocation résidentielle… Les datas existent qui pourraient le montrer en quelques cartes.
Ces rues ont une vocation résidentielle : il n’y a pas de marché pour y développer du commerce. Sur ce point, on se heurte aux aménageurs, et à une idéologie qui voudrait que toute rue pourrait être commerçante. Mais les aménageurs eux-mêmes sont conscients que ce n’est pas possible.

Nous pourrons reparler des attendus actuels de la commande publique, mais, d’abord, quelle est votre troisième constatation qui bouscule les idées reçues ?
Le troisième point, c’est ce que si on veut faire des tissus urbains, il faut de la profondeur. C’est ce qui ressort de tout le travail d’inventaire que nous avons conduit. Cela paraît du bon sens, et presque banal, mais on finit par ne plus y réfléchir, tant il y a d’habitudes de pensée.

Nous proposons sur ce point trois catégories, celles des « trois P » : celle du passant, celle du poreux et celle du profond. Nous reproduisons un tableau de Vermeer, « La Ruelle », qui les résume. On voit l’utilisation du frontage par une femme assise sur le pas de sa porte, et les enfants qui jouent devant un banc privé posé sur l’espace public du trottoir. Une embrasure offre une porosité au regard dans l’îlot, en donnant à apercevoir l’activité des cours desservies par un passage dans la profondeur.

L’échelle du « passant » interroge les frontages. Dans une marge de 0 à 5 m des façades, comment les gens y circulent, y trouvent place. Le livre « Reconquérir les rues », de Nicolas Soulier, apporte des pistes, pour les voies résidentielles notamment, et des retours d’expériences, sur la relation entre espaces du domaine privé et du domaine public. Nous avons distingué dans cet esprit les voies actives et les voies résidentielles. Il ne s’y passe pas la même chose évidemment dans les frontages. La dimension poreuse renvoie à des systèmes qui permettent de voir à l’intérieur des îlots voire du bâti. Le terme de transparence est très ambigu dans le domaine de l’architecture, mais les pilotis sont un exemple de porosité assez simple, et intéressant.

Un basculement de l’urbanisme opérationnel et de la planification

Ce sont à la fois les très-aimés et les mal-aimés. On voit à Singapour que cela plaît beaucoup, avec les vieux qui passent leurs journées dans ces lieux ventilés, ombrés, lieux de rencontres. Mais je pense aux pilotis paysagers, comme à Brasilia. Le pilotis, ça marche dans les climats chauds, mais aussi dans les climats humides où ils protègent de la pluie, et surélèvent les maisons en cas d’inondation. Et puis à d’autres endroits cela marche plus difficilement, parce qu’il n’y a ni occupation, ni interface, et on tombe alors dans des problèmes de sécurité.

Le tableau du paysage urbain actuel constaté que nous proposons comme interrogations en point de départ du livre croise : le paysage de la voiture, le paysage sécuritaire, la ville imperméabilisée et la vacance commerciale. Où qu’on soit dans le monde, on peut faire ces quatre photos, avec des dominantes qui changent, mais on retrouve les quatre éléments partout. Tout le monde peut en faire le constat.

Sur quelles préconisations débouche cette question du poreux et du profond ?
Le livre est très opérationnel. Cela nous a conduit à faire l’éloge des cours. Nous parlons des cours parisiennes, notamment, et des faubourgs parisiens. Pas par nostalgie, mais parce qu’on rencontre une complexité de cours inépuisable, et que nous y trouvons des solutions pour ailleurs, et notamment en périphérie, dans notre travail sur la mutation des aires de commerces ou des lotissements.

Quelquefois, les cours font réseau. On connaît les passages parisiens, les cours du Marais, les allées du type de la Mouzaïa. Ces ensembles parisiens, bien connus et répertoriés sont quand même pleins d’enseignements. Des quartiers d’allées résidentielles à Paris, il y en a beaucoup, et ils sont appréciés. Ce n’est pas toujours forcément synonyme de faible densité. Avec des immeubles d’un côté et des maisons de l’autre, cela continue à marcher, et ça peut s’implanter partout, et notamment être une alternative à la maison individuelle de périphérie qui consomme quatre fois plus d’espace. Nous en faisons la démonstration à la fin du livre.

Justement, comment s’appliquent ces notions de passant/poreux/profond en périphérie, par exemple en secteurs de maisons individuelles ?
Le premier piège est le mot de maison. Quand on dit maison individuelle on pense maison isolée loin du voisin. Or, même les sociologues qui défendent la maison individuelle contre les architectes qui n’aimeraient pas ça, reconnaissent qu’il faut trouver d’autres formes d’habitat individuel, dans des ensembles moins dépendants de la voiture. Mais ça on le sait depuis trente ans. On peut faire des maisons rangées. Nous proposons des maisons à patio, des cours individuelles en fait.

La première façon d’attaquer cette forme de dissolution qu’est le lotissement, c’est celle des itinéraires. Dans un bourg à dix lotissements de maisons sur des parcelles de 500 m², avec un système en boucle, en raquette, des voiries, les gens prennent leurs voitures pour emmener leurs enfants à l’école. Toutes les études le montrent. Or, on peut reconstruire des itinéraires – des communes le font – en négociant des passages à travers les systèmes de voiries en raquettes, pour aller à l’école à pied, aller chercher une baguette au centre commercial. En faisant des pistes cyclables indépendantes de la voiture, on commence à fabriquer autre chose. Le premier levier de transformation de bourgs et de villages très étalés c’est de reconsidérer la ville à partir des itinéraires.

Cela se fait avec les mairies, avec les habitants, pour bien comprendre par quels itinéraires ils pourraient passer, et ce qui pourraient valoriser ces déplacements nouveaux, un bel arbre ici, un petit terrain de foot au passage. C’est connu, mais cela revient à changer des concepts : on n’est plus dans le cercle d’accessibilité, mais dans les itinéraires, on sort des rues commerciales pour des voies franchement assumées comme résidentielles, et qui peuvent être comme des allées, de trois mètres de large, autorisant le passage des services de secours donc, ou pour un déménagement, mais en réglant les problèmes de stationnement à l’entrée de ces voies.

Donc, dans l’esprit de la trilogie des trois P « passant-poreux-profond », il y a des solutions dans le péri-urbain. Y compris dans les aires commerciales bitumées. Nous avons travaillé à Montigny-lès-Cormeilles, avec le maire Jean-Noël Carpentier, où nous avons pu faire maintenir certains principes du plan-guide du nouveau centre-ville, le parc et des implantations de voies de livraison respectueuses des logements, notamment via le règlement du PLU, pour éviter que le projet ne devienne comme un retail park fermé sur lui-même. Une allée est créée sur toute la partie sud, parallèle à la RD14. Nous avions conçu le projet comme un prototype de la transformation possible des zones commerciales, avec un système de cours, des food-courts, des arrêts minutes pour des drive sur des contre-allées, dans un système urbain en peigne, en mutualisant les parkings. Le livre, au point 7 des préconisations, publie ce principe de fonctionnement, qui permet d’adresser les boîtes commerciales.

Nous examinons aussi, dans l’optique de la profondeur, la question de l’îlot ouvert, invention formidable de Christian de Portzamparc, qui a eu le mérite d’inventer pour Tolbiac Masséna une nouvelle règle urbaine, mais devenue trop souvent un dogme, une vulgate. Or, dans ses applications ailleurs, on constate que le modèle s’est refermé. Le mot ouvert voulait dire « traversant ». Or, les quartiers d’îlots ouverts comme le Trapèze à Boulogne, ou Clichy Batignolles, ne sont pas traversants. Même s’ils ont été pensés ainsi, ils ont été fermés ensuite.

Pourquoi le livre s’est-il beaucoup penché sur la question des cours ?
Pour travailler la dimension transversale des rez-de-ville, il faut porter une attention particulière à la question des cours. Plus je voyais des cours, plus je leur trouvais beaucoup de qualités d’usages, tout en résolvant les problèmes de sécurité [le livre propose toute une série d’exemples de cas de figure, et notamment l’îlot Morland à Paris]. Dans les cours avec des usages en rez-de-chaussée, à la fois on traverse pour aller dans un cabinet médical, un atelier, une classe, une activité. Une surveillance mutuelle par le voisinage s’exerce, garantissant une sécurité. Elles peuvent aussi être fermées le soir.
Nous avons fait la liste des arguments en faveur des cours, notamment on y trouve les fameux îlots de fraîcheur, dans une certaine densité. Et il y en a de multiples formes : cours, doubles cours, courées, des courtilles, commandées, pas commandées… Le livre en propose une série. Elles peuvent être aussi des moteurs de transformation des tissus existants, dans la ville dense et dans la ville pas dense.

La question des rez-de-ville interroge les usages du sol au fond, et cette question foncière à travers tout le parcellaire, ses parcelles publiques mais aussi ses parcelles privées. Comment intégrez-vous cette dimension foncière ?
Nous intégrons bien sûr le ZAN, et il se mène de nombreuses discussions pointues sur la question. Nous ne rentrons pas dans la question de la nomenclature des sols, même si le point 6 préconise de « définir les sols ».
Dans la valorisation foncière, je retrouve des débats parfois de mauvaise foi, du même ordre que le fait de ramener le modèle de la maison individuelle à la seule maison isolée sur sa parcelle. Je pense à des arguments contre les voies spécialisées résidentielles du type « on ne sait pas faire du logement en rez-de-chaussée ». Encore faudrait-il d’abord traiter les voies comme des allées résidentielles. Ce qui élimine quasiment le problème du bruit et de la pollution. Et puis on peut très bien réaliser des duplex en rez-de-chaussée. Et si ce sont des maisons accolées les unes aux autres, où est le problème ? Il y a des contraintes constructives, mais des bénéfices énormes parce que les gens ont des jardins, et ça se vend très bien. On peut faire des allées résidentielles de façon massive. en plus, on fait une économie de terrain.

Nous ne sommes pas naïfs. Nous savons bien qu’il y a propriété et qu’il faut recomposer avec les propriétés. Mais si on pense par périmètres, on engendre un phénomène de valorisation des terrains qui y sont inclus, et de recherche d’opportunités foncières. Inversement si on est dans une vue « itinéraires » en distinguant résidentiels et actifs, on hiérarchise les efforts sur les tissus et les fonciers en fonction de la destination de la voie. Le cercle d’accessibilité est un cercle vicieux, d’autant plus que tous les déplacements se focalisent sur la gare. Si on raisonne par itinéraires, on travaille une notion plus large. Et le chemin pour aller à l’école, il concerne tout le monde. Et si on veut implanter deux ou trois commerces on travaille un chemin pour y accéder.

Constater que certaines voies sont majoritairement résidentielles ou actives c’est assez facile, à aménager ou à planifier. Les élus le comprennent très bien, pourtant confrontés à la demande des commerçants de mettre du commerce partout, ce qui n’est pas possible. Cette prise de conscience existe. C’est d’ailleurs au niveau du maire que tout se joue, un niveau très très important, tant il existe de couches administratives aujourd’hui.

Ensuite, les catégories passant, poreux, profond, pour passer à l’opérationnel, supposent un dialogue avec l’architecture… L’architecture, les techniciens qui dessinent la ville, et la représentation qu’ils en donnent. Pour sortir du plan masse et de la voie publique il faut inventer un mode de représentation qui soit stimulant – nous en proposons des exemples, et avons consacré un chapitre, rédigé par Marie Petit Ketoff, à cette interrogation en regardant de près le plan de Rome par Nolli.

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Par Cadre de Ville
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