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Les six leviers de la feuille de route de décarbonation de l’acte d’aménager

Publié le 7 avril 2023

Six axes et plus de 150 mesures, pour favoriser l’activation d’une nouvelle chaîne de valeur adaptée au traitement de la ville existante. Le rapport remis au gouvernement situe tous les enjeux « à l’échelle du bassin de vie », nous explique Anne Fraisse, co-pilote de la mission d’élaboration de la feuille de route. Valorisation de la tonne de carbone, commercialisation de certificats carbone, réemploi dans l’espace public, des OAP avec coefficients de densité minimum, une surtaxe foncière autour des transports publics… Anne Fraisse, directrice d’Urbain des Bois (Icade), et cheffe de mission feuille de route avec Jean-Marie Quéméner, chef de bureau au ministère de la transition écologique et de la cohésion des territoires, détaille la richesse de ce document-cadre. Il va maintenant être intégré dans le projet de loi de programmation de la Stratégie française énergie-climat, annoncée pour cette année 2023.

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Article proposé par Cadre de Ville, dans le cadre d’un partenariat éditorial avec la FedEpl.

On est loin d’une vision réductrice qui fixerait enjeux et méthodes de décarbonation à la petite échelle des opérations d’aménagement – qui sont abordées comme un des aspects de la question (elles seraient affectées d’un scoring en fonction de leur contribution à la décarbonation). C’est bien de la décarbonation de l’acte d’aménager, et de sa chaîne de valeur, que traite le document-cadre qui doit contribuer, dans son domaine, celui de l’acte d’aménager, à réduire les émissions de carbone de la France de 55 % à l’horizon 2030, comme l’Europe le demande. La filière aura donc son propre volet dans la Stratégie française énergie-climat (la Sfec), qui doit faire l’objet d’une loi de programmation à présenter en 2023.

Le dernier comité de pilotage de rédaction de la feuille de route de décarbonation de l’acte d’aménager s’est réuni début février, et le rapport a été transmis maintenant à cinq ministères. Il établit des enjeux, et détaille de mesures pour, dans chacun des champs abordés, contribuer à la trajectoire -55% d’émissions en 2030. Certaines mesures « décoiffent », car il s’agit d’aller vite. Et, pour cela, parfois, de concevoir des mécanismes de marché radicalement différents. Les pratiques professionnelles doivent changer.

Tous les acteurs de la filière et les associations d’élus

La question de l’acte d’aménager est abordée à l’échelle des bassins de vie, et appelle donc une territorialisation des trajectoires nationales. Tous les acteurs de la filière ont contribué à en écrire la feuille de route, avec le sentiment de faire œuvre commune. Les associations d’élus étaient présentes. Une cohésion semble avoir été trouvée au fil de l’exercice, alors qu’au début, de l’aveu de certains, cela pouvait sembler être « un énième groupe de travail ». « Au final tous les participants semblent s’être appropriés le travail », pense Anne Fraisse.

De façon générale dans le travail rendu par la mission Fraisse -Quéméner, « certaines mesures sont d’application immédiate, et d’autres pour lesquelles il faut préciser encore comment les mettre en oeuvre, et avec quel outil juridique ou financier ». Il reste de ce point de vue des arbitrages à rendre : quelles mesures faudra-t-il creuser dans les années à venir ? La feuille de route va devoir encore être complétée. Il y aura donc un prochain épisode du feuilleton lancé en mars 2022. D’autant qu’on attend un arbitrage du gouvernement sur l’ensemble du dispositif proposé.

Une douzaine de mesures principales et d’autres à creuser

Dans l’immédiat, les auteurs de la feuille de route décarbonation de la filière aménagement mettent plus particulièrement en avant une douzaine de mesures sur les 150 qui constituent des leviers directs ou des pistes à creuser. Une dizaine sont resituées ci-dessous dans la description des 6 axes qui structurent ce que sera demain l’aménagement de nos territoires. Mais deux autres ressortent en particulier, lorsque l’on parle à Anne Fraisse de ce que pourrait être demain la nouvelle chaîne de valeur d’un acte d’aménager décarboné. Deux mesures pourraient apporter des recettes à des aménagements.

« Dans les opérations d’aménagement en PUP ou en ZAC, explique-t-elle, nous proposons de moduler la participation aux équipements publics en fonction de la réduction des émissions de CO2 de la zone, et donc, en quelque sorte, de valoriser la tonne de carbone dans l’opération d’aménagement. C’est un levier important. »

Autre point. « Si l’aménagement de certaines opérations est particulièrement vertueux, on pourrait imaginer qu’elles rentrent dans le mécanisme de certificats carbone, qui pourraient alors être commercialisés. »

Les six leviers de la feuille de route 

1 – Premier levier : territorialiser la trajectoire de décarbonation à l’échelle des bassins de vie, et améliorer la quantification et la connaissance
2 – Optimiser les secteurs déjà urbanisés et favoriser le renouvellement urbain
3 – La mobilisation foncière publique
4 – La préservation de la nature et de la biodiversité et le développement des puits carbone
5 – Les mobilités. Etre mieux mobile selon les territoires.
6 – Fabriquer un espace public plus décarboné

Territorialiser à l’échelle du bassin de vie

Le premier levier s’attache à des mesures pour améliorer la quantification et la connaissance, mais surtout préconise la territorialisation de la trajectoire nationale de décarbonation. Certes, si autour de la Stratégie nationale bas carbone une trajectoire est assez bien connue, fait valoir Anne Fraisse, elle n’est territorialisée que de façon très hétérogène.

« Certains territoires s’en sont saisis, comme le Grand Lyon, mais on bute notamment sur le fait que le PCAET n’est obligatoire que pour les agglomérations de plus de 200 000 habitants. En-dessous on passe sous les radars. »
Pourtant, affirme la feuille de route aménagement, cette territorialisation est indispensable si on veut aller vers les accords de Paris et atteindre l’objectif -55% d’émissions de gaz à effet de serre à l’horizon 2030 fixé par l’Union européenne.
La feuille de route préconise dans ce sens de donner des méthodes et des référentiels au niveau national pour la territorialisation de cet objectif. « Il faut des outils pour territorialiser correctement la trajectoire -55%…  »

Cet axe fort préconisé par le rapport « est un peu le socle de la démarche de décarbonation de la filière », commente Anne Fraisse, pour qui « si on ne rentre pas dans les territoires, on ne tiendra pas l’objectif. »

La commission qu’elle a animée avec Jean-Marie Quéméner ne dit pas à quel niveau de collectivité il convient de décliner les grands objectifs. « Cela dépend d’un endroit à un autre », pour la directrice d’Urbain des Bois, qui estime que « globalement, c’est l’interco ou le bassin de vie qui constituent l’échelle pertinente ». Et de préciser : « Toutes les mesures préconisées, et toute la réflexion, se situent à l’échelle du bassin de vie, c’est une ligne directrice dans l’ensemble des mesures ».

Pour cette territorialisation, les collectivités pourront s’appuyer sur le Cerema et l’ANCT, que cite le rapport, mais également, préconisent les rédacteurs de la feuille de route, au niveau local, sur les agences d’urbanisme.
Pourrait-on voir intervenir une autre instance à l’échelle régionale ou infra ? Ce n’est pas décidé, mais, pour Anne Fraisse, « il faut un couple national – territorial mais sans créer d’instances supplémentaires ». La gouvernance devrait s’appuyer sur des instances existantes, préconise le rapport final.

Reconstruire un modèle pour intervenir dans les secteurs déjà urbanisés

Le levier 2 veut optimiser les secteurs déjà urbanisés et favoriser le renouvellement urbain. On sait que 80% de la ville de 2050 existe déjà, mais le rapport insiste sur le fait que le recyclage urbain, c’est plus complexe et plus coûteux. « Il ne faut pas se dire, développe Anne Fraisse, que le modèle économique actuel de l’aménagement pourrait être transposé dans le renouvellement urbain. Cela ne marchera pas. » Et, de fait, la feuille de route élaborée par la filière elle-même énumère une série de mesures à prendre pour permettre qu’une nouvelle chaîne de valeur puisse se mettre en place, comme moteur de transformation de la ville existante.

Des mesures ont été pensées autour de la mutation des zones pavillonnaires avec la proposition d’ouvrir la proposition d’OAP avec coefficients de densité minimum dans certains secteurs pour certaines zones « bien choisies par les collectivités locales qui connaissent bien leur territoire ».

Autre mesure dans le sens de créer une nouvelle chaîne de valeur qui permette le renouvellement urbain : donner des outils financiers aux collectivités pour financer cette intensité. Typiquement reviennent sur le tapis des idées déjà débattues, et notamment celle de capter l’enrichissement sans cause généré par les infrastructures publiques.
Ainsi, précise Anne Fraisse, « on imagine une modulation de la taxe sur le foncier bâti qui puisse permettre dans le périmètre de 300 m ou 500 m autour des pôles de transports en commun d’imposer une « sur-taxe » qui apporte des ressources pour aller vers la transformation.

Un autre champ de mesure concerne la mutation des zones d’activité et des zones commerciales. Notamment, les rapporteurs souhaitent qu’on autorise le transfert des droits d’exploitation commerciale obtenus en CDAC. « C’est impossible aujourd’hui et c’est bloquant pour le réaménagement et pour faire muter plus rapidement ces zones en zones mixtes ».

D’autres mesures, mais « moins abouties aujourd’hui », veulent favoriser l’introduction d’une mixité fonctionnelle dans ces zones.

« J’ai une attention particulière », avoue Anne Fraisse qui dit avoir fait rajouter ce point explicitement, « à ce qu’on garde une place claire, dans la façon de penser la diminution des émissions carbone de la ville, pour l’activité économique, tant l’industrie que celle du quotidien. » Plus explicitement, elle souligne que « toute l’activité économique ne sera pas en pied d’immeubles – il ne faut pas rêver : je suis toulousaine, et les avions d’Airbus, on ne les assemble pas en pieds d’immeubles ». Evoquant les chantiers de la planification écologique, et ceux lancés par le Président de la République pour la réindustrialisation de la France, Anne Fraisse nous dit « souhaiter qu’on ait à la fois des zones d’activités économiques offrant plus de services aux entreprises, d’autres qu’on reconvertit, et du foncier qu’on garde pour des projets industriels hors normes. »

Il faut l’introduire dans la planification de la décarbonation, insiste-t-elle, en précisant que France Industrie a été auditionné par le groupe de travail. « C’est un peu le parent oublié de la planification. Quand on pense la ville c’est souvent uniquement par le logement. Certes, les fonciers industriels rapportent moins, mais ils sont essentiels à la vie du territoire.  » Le rapport ne va pas à ce stade jusqu’à dire comment faire jouer une péréquation foncière en faveur de l’industrie – c’est un chantier à venir -, mais demande qu’elle soit intégrée à la planification territoriale.

Un « scoring décarbonation » des opérations d’aménagement

Les opérations d’aménagement sont une forme de l’acte d’aménager, précise Anne Fraisse. Elles seront traitées de façon spécifique dans l’optique de décarbonation de la filière. « On voudrait pousser un scoring des opérations d’aménagement en fonction de leur degré de contribution à la décarbonation. Certes, aujourd’hui des opérations sont intéressantes dans leur approche de la décarbonation, mais on les met toutes au même niveau même celles qui sont en extension urbaine. Aucune n’est pénalisée par les services de l’Etat en phase procédure. Or, si on veut faire un enjeu majeur de la décarbonation, il faut faire une hiérarchie et trier les priorités dans l’opération », développe-t-elle.

Mais la priorité à la décarbonation irait plus loin. Le photovoltaïque est interdit en toiture en zones patrimoniale, développe-t-elle, mais compte tenu de son apport en décarbonation, la possibilité d’en installer devrait primer sur d’autres considérations du droit, comme la protection du patrimoine.

La grille de critères n’est pas à ce stade échafaudée. Mais l’idée est là d’imposer un scoring d’une opération d’aménagement, pour qu’il soit un élément d’appréciation dans le déroulement des procédures. Une idée pas encore validée.

L’action foncière publique en première ligne

Le troisième levier aborde de façon détaillée les mesures en faveur de la mobilisation de l’action foncière publique. Le foncier nu ou bâti est la matière première de tout acte d’aménager, et la conjoncture actuelle du secteur de l’immobilier rappelle tous les jours l’actualité de cette vérité première.
Dans ce sens, le rapport encourage la généralisation des EPF, et liste des mesures à même de faciliter leur intervention en reconversion du foncier bâti : durées de portage, création de filiales…

Un nouveau modèle économique pour un logement conçu comme un « bien d’usage »

La question du logement trouve sa place dans le volet 3 de la feuille de route sur l’action foncière publique. Au moment où les groupes de travail « logement » du Conseil national de la refondation viennent de rendre leur copie au gouvernement, le rapport de la feuille de route « aménagement » apporte son grain de sel…
« Il faut réfléchir au logement comme bien d’usage », résume Anne Fraisse, pour qui le modèle économique actuel du logement paraît dépassé et nécessite une réflexion de fond sur le « bien logement » : « à côté du logement social sous toutes ses formes, le logement privé atteint des coûts stratosphériques – notamment il finance le logement social. Peut-on passer pour le logement privé d’une conception du logement comme un bien de propriété à un bien d’usage ? Pour les déciles au-dessus du logement social, la question de foncières de logements va se poser. On a plus intérêt à être locataire d’un bien adapté à sa famille qu’à vouloir absolument être propriétaire d’un logement qui s’avèrera trop petit. Comment absorber le surcoût qui est certain de production d’un logement avec les contraintes environnementales, alors que le salaire des gens n’augmente pas à due proportion ? ».

Quel serait le nouveau modèle économique du logement ? « Le surcoût de production du logement et le coût d’accès au foncier en renouvellement sont là et sont connus – et bloquants. On l’a vu avec le fonds friches. Sans subvention pour amorcer la pompe, elle ne s’amorce pas toute seule partout, sauf là où les prix de sortie sont très élevés. C’est un corollaire de ZAN pensé comme interdiction, mais on n’a pas construit le modèle économique qui permettrait de continuer à produire du logement avec les paramètres actuels, en réhabilitation ou construction sur fonciers déjà occupés… Il y a là un trou dans la raquette. Le modèle économique ancien ne tourne pas, ou mal. Peut-on subventionner tout le monde ? les aménageurs avec le fonds friches, les promoteurs, l’aide à la personne… les montants seraient colossaux, alors ? Alors, il reste la possibilité de sortir une partie du coût, celle du terrain, avec des foncières de fonciers qui font de la location long terme. »

Puits carbone et biodiversité

Levier 4 : La préservation de la nature et de la biodiversité et le développement des puits carbone. Ce point porte les actions permettant de contribuer à la renaturation et végétalisation des villes. Le fonds vert dans son volet « renaturation des villes » y concourt, et, relève la directrice d’Urbain des Bois, le sujet ne soulève pas de problèmes d’acceptabilité. C’est plutôt un problème de modèle économique.

Des mesures « qui existent déjà » sont mobilisées dans la feuille de route, pour favoriser cette dimension de la décarbonation de l’aménagement : des pourcentages de pleine terre, y compris en milieu urbain, par exemple, mais prescrire le recours aux matériaux biosourcés dans le bâtiment et dans l’espace public. Mais les filières sont aujourd’hui bloquées, alerte Anne Fraisse.

Le point figure, nous annonce-t-elle, dans la feuille de route de la filière construction de bâtiments, mais est quand même rappelé dans celle de la filière aménagement. « Toute la normalisation et l’évolution de la réglementation, notamment incendie, fait défaut pour les matériaux biosourcés. La normalisation est nécessaire pour pouvoir assurer les bâtiments. La réglementation doit évoluer dans les mois à venir, au risque de bloquer les filières de matériaux biosourcés, ou la construction de bâtiments réversibles. »

Le report modal dans les déplacements du quotidien

Le levier 5 concerne les mobilités et veut favoriser le report modal des personnes et de la logistique dans les déplacements du quotidien, dans des mobilités plus décarbonées. « Pour le coup, commente Anne Fraisse, les territoires ne sont vraiment pas égaux. Les communes principales des métropoles sont bien desservies par les transports en commun, et l’Île-de-France, qui est hors normes. » D’autre part, relève-t-elle, les territoires péri-urbains ou ruraux sont totalement dépendants de la voiture. « Il faut donc intensifier la ville là où sont des transports en commun efficaces. Sur le plan de l’intérêt général, ne pas utiliser ces infrastructures serait anormal. On différencie des zones peu denses, où on favorise le covoiturage, les bornes électriques, des continuités cyclables, nous ont dit des petites villes, versus des routes dangereuses aujourd’hui… Le vélo n’assurera pas 80% des transports, mais il y a une attente et un besoin. »

Sur la façon de faire, il y aura peut-être des « contrats de territoire » à passer, de la péréquation financière à trouver. La feuille de route l’évoque sans entrer à ce stade dans le détail. « Il faudra trouver quelque chose autour de ça », commente Anne Fraisse. Des mesures plus simples figurent dans le rapport, comme favoriser la place du vélo cargo dans l’espace public.

Réutilisation et réemploi pour un espace public décarboné

Levier 6 : fabriquer un espace public plus décarboné. La Fédération nationale des travaux publics s’est beaucoup engagée sur ce volet, dès le lancement de la feuille de route. Le sujet est plus mûr que les autres, juge Anne Fraisse.
Le sujet est abordé sous deux angles principaux : introduire plus de réemploi dans la fabrication des l’espace public, en effectuant un diagnostic ressources systématiquement, dans le cadre d’un bilan carbone très en amont de l’opération (qui toucherait aussi les bâtiments). L’objectif est d’aller vers un minimum de matériaux de réutilisation dans l’espace public, et beaucoup plus de réemploi.

Cela signifiera disposer de référentiels beaucoup plus nourris à l’image de ce que propose la base INIES de référencement des matériaux pour le bâtiment.
D’autres mesures techniques de la feuille de route veulent faire en sorte que le réemploi se généralise, autour des terres excavées par exemple, qui devraient cesser d’être des déchets pour permettre la circularité. « On sent que c’est mûr, on devrait y arriver. »

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