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ZAN/Jérôme Fourquet : « Comment être sobre dans une société de l’hyperconsommation ? »

Publié le 28 octobre 2022

On prend conscience du changement climatique, mais les ventes de SUV s’envolent… Le directeur du département opinion à l’Ifop reste toutefois optimiste : « Même exposée à des difficultés, la société réinvente ses modèles de solidarité ». Auteur de « l’Archipel français » et co-auteur de « La France sous nos yeux : économie, paysages, nouveaux modes de vie », l’essayiste Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’institut d’études Ifop, était l’invité de la Fédération des élus des Entreprises publiques locales (FedEpl), à l’occasion de la plénière de clôture du 6 octobre de son congrès, qui s’est tenu à Tours du 4 au 6 octobre.

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Article proposé par Cadre de Ville, dans le cadre d’un partenariat éditorial avec la FedEpl.

Pour l’essayiste, la désindustrialisation a redessiné les contours du pays, qui a fait le deuil de l’activité productive pour s’orienter désormais vers une économie du tourisme et de la consommation. Un changement de cap rapide à l’échelle de l’histoire, dont les conséquences sont manifestes à l’échelle de l’aménagement du territoire.

A force de manier des chiffres, de comparer les sondages et les initiatives politiques, Jérôme Fourquet est passé maître dans l’art de pointer les paradoxes du développement du pays. A l’heure des transitions et des discours vertueux qui leur font cortège, l’essayiste met le doigt là où ça fait mal. Dans sa conférence, tenue devant des directeurs et des présidents d’Entreprises publiques locales, et donc des élus, il a rappelé d’abord une évidence : « Les zones commerciales périphériques forment désormais le cœur battant de notre pays. Là où les usines ont fermé, des parcs de loisirs ou des zones commerciales ont poussé ».

Cette réalité a fait entrer le pays dans une phase de fragmentation croissante. Si les groupes sociaux demeurent, ils se sont autonomisés, à tel point que les divers « entre-soi » menacent la cohérence sociale. Et Jérôme Fourquet d’étayer son propos : « Depuis la crise économique de 2008, la France a perdu 940 sites industriels et aucune région n’a été épargnée. Ce sont généralement les petites villes qui ont subi de plein fouet cette réalité. Les usines faisaient leur fierté, formaient l’identité du territoire. Depuis, la grande surface commerciale du coin le dispute à l’hôpital public pour savoir qui est le premier employeur local ».

Le deuxième pilier de l’ancienne économie productive a lui aussi fini par s’éroder : en 1998, la France comptait un million d’exploitations agricoles, elle n’en compte plus que 380 000 aujourd’hui ! « Le plus grand plan social silencieux de l’histoire du pays », assure Jérôme Fourquet. Si la France rurale comptait encore près de 35% d’agriculteurs dans les années 80, ils ne sont plus que 10% aujourd’hui. « Ces communes rurales ont aujourd’hui vocation à être une destination touristique ou à devenir des villes dortoirs hébergeant les gilets jaunes. Le ZAN va faire éclater tout ça, si on limite la possibilité des territoires ruraux à se développer ». Pour lui, le volet ZAN de la loi est inapplicable dans le rural, dans des territoires qui doivent se développer pour rester attractifs.

85% des télétravailleurs y sont attachés

Le temps est désormais à l’hyperconsommation. Intermarché comptait 310 magasins en France en 1980 ; on en décompte désormais 1 850, pour ne prendre que cet exemple. « La zone commerciale de périphérie a transformé la France en une vaste zone de chalandise, boostée par le e-commerce, qui représentait 8 milliards d’euros de CA en 2005 et a atteint 112 milliards d’euros en 2020 ! La logistique s’est adaptée : 4 500 entrepôts d’une moyenne de 5 000 m² sont répartis en France et 400 000 chauffeurs routiers, un chiffre qui a dépassé celui des agriculteurs, assurent la liaison avec les entreprises et les particuliers. Dans une ville moyenne comme Châteauroux, on recense 170 livreurs Deliveroo« .

Ces mutations changent les formes urbaines et le télétravail donne plus d’ampleur encore à cette révolution : « Au pic de la pandémie, 35 % de la population active s’est retrouvée en télétravail. Aujourd’hui, 25 % des salariés télétravaillent deux à trois jours par semaine, ce qui est énorme. Et 85 % des télétravailleurs interrogés récemment par l’Ifop témoignent de leur attachement au télétravail ». Résultat : le flex office et autres coworking changent la manière de manager des équipes de plus en plus à distance…

Le travail n’est plus central

« Les enquêtes de l’Ifop montrent que les Français ne se désintéressent pas du travail, mais qu’il a perdu de son caractère central. Dans les années 90, nos enquêtes montraient que le travail était central pour 60% des Français ; aujourd’hui, ils ne sont plus que 24% à considérer que cette valeur est centrale. Les loisirs passent devant le travail. « La France a connu une saison touristique exceptionnelle. Le zoo de Beauval, par exemple, a enregistré 1,9 million d’entrées, il s’agit du plus gros employeur local. La pandémie a enfin encouragé les Français à plus consommer local. Si le bio reste trop cher pour les plus modestes, les maraîchers du coin, même avec des produits traités, font un tabac dans les rayons des supermarchés ».

La maison individuelle, cauchemar écologique, rêve des Français !

Et au milieu de tout ça, survient la nécessité de la transition écologique, de la décarbonation de nos mobilités, « d’une plus grande sobriété au cœur d’une société de l’hyperconsommation ». C’est là que Jérôme Fourquet devient tranchant, suscitant des rires jaunes dans l’assistance, parce que les frictions sociales à venir révèlent la puissance des paradoxes : « Les Français ne sont pas opposés à la transition écologique. Ils se rendent compte cependant que passer à la voiture électrique ne sera pas si simple. L’autre verrou est culturel : comment on désintoxique une partie de la population de son attachement à l’hyperconsommation ?« .

L’aménagement du territoire est révélateur de cette incompréhension qui vient : « L’ancienne ministre du Logement, Emmanuelle Wargon, avait assuré il y a peu que la maison individuelle en périphérie caractérisait une impasse écologique. Le constat est sans doute valide, l’ennui, c’est qu’il s’agit du rêve de 75% des Français ! Un rêve accentué par la crise sanitaire et le Covid puisque les Français veulent vivre en périphérie avec une piscine individuelle si possible. On en compte 3 millions en France, notre pays est le deuxième pays en la matière derrière les Etats-Unis ». S. M.

« La force des préoccupations environnementales n’efface pas la puissance des inerties de consommation »

Cadre de Ville a eu la possibilité de « débriefer » la conférence avec le principal intéressé. Mini-entretien…

En opposant les chiffres, les statistiques, les sondages d’opinion, vous mettez à jour des paradoxes. Ainsi, nous sommes conscients de la menace écologique mais très attachés aux délices offerts par l’hyperconsommation… Comment se sortir de cette tenaille ?
Après l’été caniculaire, on a vu fleurir quelques tribunes dans la presse assurant que la prise de conscience était désormais incontestable. Et c’est vrai que les chiffres montrent que la préoccupation environnementale est de plus en plus forte… sans pour autant effacer la puissance des inerties ! Prenez le marché automobile : au premier trimestre 2022, pour la première fois, 10% des voitures vendues étaient électriques ; en même temps, 50% des véhicules neufs vendus sont des SUV très polluants…

A partir de quand avez-vous décidé de prendre la plume pour raconter cette France-là ?
Il y a eu deux ressorts. L’Ifop est une entreprise privée, nous produisons des enquêtes, une enquête en chasse l’autre, nous avons souvent le nez collé sur le guidon… Mais je me suis souvent dit que ce matériau était extraordinaire, qu’il fallait le remettre en perspective. L’autre point marquant a été le fait de constater l’état de surprise de nos clients face à la restitution des enquêtes que nous faisons ; comme s’il existait un fossé entre l’état de l’opinion et le ressenti des décideurs… En fait, mon travail ressemble à la position d’une personne qui assiste à une partie de cartes et qui voit le jeu de tous ceux qui sont autour de la table…

Que fait-on des plus riches ? De ceux qui, par essence, auront du mal à entrer dans la pensée de la sobriété ?
Il ne faut pas céder à la démagogie. Jets privés, scooter des mers conduit par un président de la République, etc… Il faut rappeler que la rénovation thermique des bâtiments aura un impact bien plus grand que la limitation des jets privés. Mais il y a un devoir d’exemplarité auquel les riches doivent se soumettre…

Etes-vous optimiste ?
Oui paradoxalement… Parce que l’on pourrait croire que les diagnostics que nous faisons à l’Ifop soient un peu sombres. Quand on se balade en France, on se rend compte de la richesse des réponses de terrain. Même exposée à des difficultés, la société réinvente ses modèles de solidarité.

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